Pierre Bourdieu et Luc Boltanski La production de l’idéologie dominante (Raisons d’agir, 2008)

Lire l’œuvre de Pierre Bourdieu ne va pas de soi à droite, pour le moins. Figure majeure de la gauche de la gauche, le sociologue a évolué vers un militantisme toujours plus direct au cours de sa carrière, certains de ses plus illustres compagnons de route lui reprochant même de produire, à la fin de celle-ci, de l’agit-prop pure et simple.

Plus grave, Bourdieu est souvent considéré à droite, au prix de multiples contresens et approximations, comme un véritable épouvantail, coupable de tous les maux, et notamment du chaos au sein de l’Education nationale et du triomphe du « pédagogisme ».

Pourtant, de même que Marx n’a jamais été la propriété des marxistes, ce serait une erreur pour la pensée conservatrice d’ignorer cette œuvre importante et féconde, et de continuer à la couvrir d’anathèmes et de contre sens.

Bourdieu n’a jamais appelé à remplacer Flaubert par des « textes accessibles » à l’école ; bien au contraire, il montrait dans les productions de la culture de masse une culture irrémédiablement dominée, hétéronome, soumise à la logique des intérêts économiques ; faut-il le rappeler, s’il montrait les mécanismes qui placent une barrière entre les classes populaires et la « grande culture », c’était pour les briser ; il n’est peut-être pas exagéré de dire que pour Bourdieu, comme pour Marx, « il n’y a pas de culture populaire ».

On notera en passant que Philippe Muray, s’il parle peu de Bourdieu, lui a tout de même consacré un article fort élogieux (« Des règles de l’art aux coulisses de sa misère », au sujet du livre Les règles de l’Art).

Il n’y a au fond qu’un seul usage de son œuvre que Bourdieu a explicitement découragé et condamné, l’usage qu’il nommait « cynique », qui consisterait par exemple à lire son travail sur les mécanismes de reproduction sociale comme un manuel à suivre par les impétrants pour mieux assurer leur succès. Ce n’est certes pas là l’usage de l’œuvre que nous nous proposons de faire.

Si Bourdieu nous intéresse aujourd’hui, c’est par ce que nul mieux que lui n’a eu l’intuition, dès 1976, de l’émergence d’une idéologie dominante à la fois « progressiste » et néo-libérale en France (et en Occident), portée par une fraction de la bourgeoisie, dont l’avatar ultime et accompli est aujourd’hui le macronisme.

Les mécanismes conduisant à l’émergence de cette idéologie sont impeccablement décrits dans un long article de 1976, « La production de l’idéologie dominante », écrit avec Luc Boltanski, réédité en livre en 2008 et aisément accessible en ligne.

Le livre donne autant à voir qu’à lire en présentant des statistiques, des coupures de presse ou encore des annotations de copies d’étudiants de  Sciences Po. La première partie de l’article consiste en une « Encyclopédie des idées reçues et des lieux communs en usage dans les lieux neutres » à la Flaubert : le concept du « lieu neutre » est en effet central dans l’analyse. Les auteurs montrent l’invention, ou la transformation, dans les années 70, d’institutions supposées « neutres » (commissions techniques, commissariats, écoles de pouvoir,  journaux « de référence ») comme autant de lieux ou s’élabore et se diffuse de manière spontanée une idéologie dominante qui peut se réduire pratiquement à un schème valorisant le « nouveau » « inéluctable » aux dépens de « l’ancien » « dépassé » : on retrouve déjà en germe le thème de la « nécessaire » « disruption » macronienne.

Plus finement encore, les auteurs repèrenitement à Sciences Po – le « lieu neutre » de la production de l’idéologie dominante par excellence,  qui consiste à opposer deux positions extrêmes (socialisme et conservatisme par exemple) pour les dépasser en « élevant le débat », une construction rhétorique qui incite à la double exclusion des « arrière-gardes » de droite et de gauche (déjà le fameux « en même temps » ?).

Le texte donne à voir le pseudo-progressisme dominant comme au fond une escroquerie, ou tout ce qui est « nouveau », des innovations sociétales à la liquidation des grands pôles industriels nationaux, est emballé dans la même prophétie auto-réalisatrice par une fraction de la bourgeoisie légitimant par là ses privilèges et servant ses intérêts. C’est par la généalogie de cette « escroquerie » pseudo-progressiste, et le dévoilement de ses mécanismes souvent purement rhétoriques de diffusion et d’imposition, que cet article prophétique peut intéresser des citoyens et acteurs politiques désireux de ne pas s’en laisser conter.